Ce matin, tu as mal à la tête. Pas énormément, pas au point de vouloir te taper la tête contre un mur. Tu as juste l’impression qu’on te plante gaiement des aiguilles dans les tempes. Ça faisait quand même longtemps que tu n’avais pas eu ça, que les maux de tête t’avaient laissé tranquille. Tu dois bien avouer que tu t’en fiches un peu, de toute façon, tu as ce qu’il te faut. De l’aspirine, effervescente, 500mg. Dans vingt minutes, tu ne sentiras plus rien, et tu pourras passer cette journée comme toutes les autres : à bosser, à ne rien faire, à lire un des rares bouquins que tu empruntes à la bibliothèque, et à regarder la neige tomber en te disant que ça t’arrange, quand même, de ne pas pouvoir rentrer à Glasgow.
Quant au pourquoi du comment tu as mal à la tête, tu ne te poses pas nécessairement la question. Tu as mal dormi, cette nuit, comme à peu près tout le monde au pensionnat. A trois heures du matin, à peu près, l’alarme incendie s’est déclenchée, partout dans l’école. Elle a réveillé tout le monde, peut-être pas toi le premier mais on ne peut pas vraiment dire que tu aies le sommeil lourd.

Alors évidemment, tu es fatigué. Mais ça ne change pas énormément de d’habitude. Tu es accoutumé à la fatigue, et pas seulement parce qu’elle est imprimée sur ton visage même les jours où tu dors suffisamment. C’est une autre forme de fatigue.
Comme tous les matins, tu es routinier. Tu prends le temps de te réveiller, il est assez tôt. C’est le pâle soleil d’hiver qui t’a tiré de ton lit. Tu te douches, tu t’habilles, et tu regardes ce que tu as à faire, les copies à corriger, les devoirs à préparer, les cours à fignoler. Tu as de quoi t’occuper une bonne semaine avec ça, et la deuxième semaine des vacances, tu ne feras rien.

Tu migres doucement vers la salle des professeurs, ta pochette de cours sous le bras, un stylo coincé sur l’élastique des rabats, et tu nettoies machinalement les verres de tes lunettes avec la chiffonette que tu gardes dans ta poche. Quand tu entres dans la salle, il est à peine dix heures, et l’endroit est vide.
Ça te convient parfaitement. Tu n’apprécies pas nécessairement la présence des autres, tu leur parles à peine, et tu en ignores la plupart. Tu dis bonjour à certains, sans plus. Tu t’installes à une table, près de la fenêtre, et tu poses ta pochette avant d’aller te faire un café.
Le café de la machine est tout juste potable. Un café de lycée, tu ne peux pas vraiment dire que tu en attends beaucoup. Du moment qu’il contient de la caféine pour te réveiller, tu ne fais pas ton difficile.

Tu reviens avec ta tasse et tu t’assieds. Tu ouvres la pochette, et tu prends ton stylo. Tu as encore des copies à corriger. Des copies bourrées de formules, brutes, semi-développées, et de calculs de masses molaires, d’assemblages de molécules qui donnent un élément.
Tu t’attends à passer un certain nombre d’heures à user tes yeux d’hypermétrope sur ces copies, jusqu’à ce qu’elles soient toutes corrigées. Tu prends une gorgée de café avant de t’attaquer à la quarantaine de devoirs qu’il te reste.

En profitant d'être pour l'instant seul dans cet endroit.

Tu ne restes pas seul dans cette salle très longtemps. Tu es vite rejoint par un collègue, alors que tu bosses, que tu corriges les copies que tu as à corriger, parce qu’elles ne vont pas le faire toutes seules. Ce serait bien. A peu près aussi bien que si tu avais des labos pour les TPs, mais l’un comme l’autre, tu sais que ce n’est pas la peine de trop rêver. Tu ne salues pas ton collègue. Parce que tu ne le fais presque jamais, tu ne salues que ceux qui commencent par te saluer, ou ceux que tu connais. Celui-là, tu ne le connais pas.
Ça va être ta troisième année dans l’établissement, et tu ne connais pas tout le monde. Pourtant, la salle des profs est comme ta deuxième maison. Mais tu y es souvent à des heures où les autres font cours. Ce collègue, tu l’as déjà croisé, aperçu, de loin, sans jamais lui dire bonjour, et lui semble ne jamais t’avoir remarqué. Pas plus qu’il ne semble te remarquer maintenant.

Tu dois bien avouer que ça ne te gêne absolument pas, qu’on ne fasse pas attention à toi. Tu préfères ça aux mille et une questions qui peuvent t’être posées, même si, de toute façon, tu y répondras. Machinalement, tu regardes la fenêtre, un bref instant. Il neige. Ça n’arrête pas, depuis quelques jours. Il ne fait rien d’autre que neiger. Tu retournes rapidement à la correction de tes copies, et c’est là que ton collègue te parle.
Il ne t’a pas encore croisé. Ça ne t’étonne pas. Tu es du genre discret, et ton emploi du temps est un gouffre qui te permet de passer plus de temps dans ta chambre à lire un livre avec un bol de glace qu’à faire autre chose.

Il s’appelle Gregory Hunter, et il enseigne le français. Machinalement, tu opines du chef pour lui dire que, oui, tu as déjà croisé Kieran, son homologue de matière. Tu connais Kieran, vous vous parlez régulièrement, si se dire bonjour devant une machine à café est se parler. Tu admets bien volontiers que tu ne sais pas quoi penser de Kieran. Tu le sais perspicace, et c’est un peu ce qui te dérange. Malheureusement, tu n’y peux rien, alors tu te contentes de lever à moitié la tête de la copie que tu corriges, et tu regardes ton collègue.

« Glenn Stewart. »

Ton nom, c’est tout ce que tu trouves à répondre. Après tout, tu es censé te présenter. Tu reportes ton attention sur la copie que tu corriges. Tu en as marre, de ces copies pleines de théorie, tu préférerais évaluer les élèves sur leurs compétences pendant des travaux pratiques. Mais tu n’as pas de labo pour le faire. Alors tu regardes certains élèves, pourtant intéressés, se casser lamentablement la figure sur des feuilles, alors qu’ils pourraient rattraper leurs moyennes avec les TP.
Tu es un prof ennuyeux, barbant, avec des cours qui en assomment plus d’un. Mais ça ne veut pas non plus dire que tu n’en as rien à faire, de tes élèves.

« J’enseigne la physique-chimie. Depuis deux ans, c’est ma troisième année ici. »

Info du jour, bonjour. Tu dis ça comme ça, même si ça n’a pas vraiment de rapport avec la conversation. Bizarrement, tu te demandes si tes cours seraient plus passionnants, si tu avais des labos. Sans doute. Il te faudrait un labo en état pour le savoir.

Tu entends le vent souffler dehors, de l’autre côté de la vitre qui se trouve derrière-toi. Encore heureux que l’isolation soit bonne, sinon, vous gèleriez à chaque hiver que vous, toi et tes collègues s’entend, passez ici. Le vent et le bruit des copies que tu ouvres et que tu tournes pour les lire et les corriger, c’est tout ce que tu entends, puisque ton collègue est silencieux pour les quelques secondes qui ont suivi ta présentation on ne peut plus concise. Tu te demandes machinalement quel est le temps, à Glasgow.
Est-ce qu’il est pareil qu’ici ? neige, vent et givre ? Tu demanderas à Emili quand elle t’appellera, en fin de semaine. C’est ce dimanche-là, vers quatorze ou quinze heures qu’elle t’appellera, comme elle le fait toujours. Vous passerez au moins trois bons quarts d’heure à discuter de tout de rien, et comme d’habitude, tu ne lui diras pas que tu as envie de revenir vivre avec elles. Elles, c’est Emili et vos deux filles, Aisla et Grizel. Elles te manquent, toutes les trois.

Mais tu ne te sens toujours pas prêt à reprendre une vie de famille. Et de l’autre côté de la vitre, il y a toujours le vent qui hurle ses sifflements, pendant que tu corriges tes copies et que ton collègue te demande s’il fait toujours plus ou moins ce temps-là dans cette campagne perdue à cette période de l’année. Tu mets quelques secondes à répondre, comme à ton habitude. Pourtant, tu n’as pas de réponse à déformer pour lui en donner une. Il te suffit de dire oui, ou non, mais tu veux d’abord finir de lire la copie, histoire d’être sûr que tu ne t’es pas planté dans ton début de correction.
C’est le moins que tu puisses faire pour ces élèves qui ne sont notés que sur la moitié de ce qu’ils sont censés faire, vu que vous n’avez toujours pas de laboratoires pour les travaux pratiques. Quand tu as fini de lire et que tu t’es assuré que non, tu n’as pas commencé par faire une bourde sur ta correction, tu relèves la tête pour regarder ton collègue.

« Il neige tous les hivers, mais ce temps-là, c’est la première fois que je le vois depuis que je suis arrivé ici. »

Avec tes collègues, tu as eu, en deux ans, tout le loisir de discuter météo, et la tempête qui s’annonce est inédite depuis l’ouverture de l’école, les plus anciens à enseigner ici le diront sans hésiter. Même le concierge râle, quand tu l’entends passer, sur cette « maudite tempête, la première depuis vingt ans » alors tu considères que vous êtes plutôt mal barrés, coincés ici par la neige.
Tu admets volontiers que ça t’arrange quand même, de ne pas pouvoir rentrer à Glasgow. Tu n’as pas à aller rendre visite à tes parents et à Emili, alors que tu sais que tu vas repartir sans rien lui avoir dit de ce que tu aimerais lui dire. Mais d’un autre côté, passer les fêtes de fin d’année ici en compagnie de gens que, au final, tu connais à peine, ça ne t’enchante pas plus que ça.

Tu entames la correction d’une autre copie. Celle d’une certaine Wynona Atkins. Elle n’est pas mauvaise, mais ce n’est pas non plus le crack de la classe en la matière, ta matière. Elle se maintient à un niveau correct, de ce que tu as pu constater. Manque de compréhension ou feignardise complète, tu ne sais pas, au fond tu n’as pas envie de savoir. Tu aimerais surtout des laboratoires pour les travaux pratiques.
Comme la copie de mademoiselle Atkins était la dernière, tu n’as plus rien à faire à part peut-être trouver un moyen de faire la conversation avec ton collègue. Pour une fois que tu essaies.

« Vous enseignez ici depuis combien de temps ? »

Tout en posant ta question, tu refais un tas potable avec tes copies.

Tu as maintenant un très beau tas de copies parfaitement alignées. Tu n’es pourtant pas maniaque, ça ne te dérange pas comme quelque chose dépasse, quand tout n’est pas parfaitement à sa place, autant tu n’aurais pas eu une vie aussi bordélique que celle qui a été la tienne. Mais tu cherchais quelque chose pour occuper tes mains, un prétexte pour éviter le plus longtemps possible cette conversation aussi aérée que la structure d’un atome. Ton collègue a l’air aussi causant que toi, et tu te demandes si c’est une bonne nouvelle.
D’un côté, ça t’évite certes de devoir répondre à des questions parfois trop personnelles et trop bien ciblées pour que tu puisses te défiler comme tu as l’habitude de le faire, mais d’un autre côté, le silence qui règne entre vous deux commence sérieusement à devenir gênant, et il n’y a pas à dire, dans ce cas-là, tu préfères être seul. Quand tu es seul il n’y a pas cette pesanteur du silence qui dit que quelqu’un cherche à meubler une conversation presque complètement inexistante.

Derrière-toi, sur la vitre, la neige continue de s’écraser, poussée par le vent. Tu tournes machinalement la tête, calant ton menton dans ta main, après avoir rajusté tes lunettes sur ton nez. Elles ont tendance à glisser, c’est embêtant. Et tu as la flemme de les enlever, alors que ta légère hypermétropie ne nécessite de lunettes que pour lire, regarder un écran, et accessoirement bosser sur ordinateur. Mais tu n’as pas pris ton étui avec toi, et tu n’as pas spécialement envie d’abîmer et de rayer les verres en les rangeant dans ta poche.
En face de toi, ton collègue te pose une question, et toi, tu fais comme d’habitude. Tu laisses un petit silence s’installer avant de répondre.

« Non, personne n’a pu rentrer. Les rails du train sont complètement bloqués par la neige sur plusieurs dizaines de kilomètres, et ça doit être pareil dans tous le pays. »

Une phrase record pour toi, plus habitué au monosyllabe qu’autre chose en temps normal. Tu gardes la tête détournée, tu regardes ailleurs, le plafond, les murs de la salle des profs plus déserte que la terre Adélie un trente-et-un décembre.
Finalement, tu te lèves, et tu vas te faire un deuxième café. Ça réveillera un tant soit peu les neurones qui sont encore endormis dans ta boîte crânienne. Réfléchir. Tu passes plus ou moins tes journées à ça, il te faut une certaine dose de caféine, à défaut d’une dose d’autre chose. Quoique tu essaies de ne pas y penser, tu te contentes de rester silencieux en attendant que la cafetière ait terminé son boulot. A deux mètres trente de toi, à peu près, tu as toujours eu une certaine facilité à évaluer les distances, ton collègue a l’air de chercher un sujet de conversation.

Toi, tu n’essaies même plus de faire semblant, ça ne te sert à rien, tu n’aimes pas discuter. Tu n’aimes plus ça. Il n’y a plus qu’une poignée de gens avec lesquelles tu acceptes et apprécies de discuter de manière assez régulière. Ces personnes ce sont ton ex-femme, tes parents, et Fiona. Tu te dis que ce serait une bonne idée d’envoyer un message à cette dernière, alors tu prends ton téléphone dans ta poche et tu lui en envoies un.
Concis, direct, comme d’habitude. Fiona a l’habitude de gérer ta morosité quotidienne, et tu lui en es reconnaissant pour ça. Tu remets ton portable dans ta poche et tu prends ta tasse pour souffler doucement dessus. Ce n’est peut-être pas le moment de te brûler avec du café.