willkommen, bienvenue

Eilidh passe rapidement une main dans ses boucles rousses avant de la caser sous ses coudes, bras croisés. Elle a froid. Si elle a froid au mois de septembre, qu’est-ce qu’elle fera en décembre ? Elle peste mentalement, pensant à cette salle de conférence en stand-by depuis le début de cette aventure. Le début de l’Académie. Elle cherche la chaleur de son pull en laine blanc cassé tout en levant tranquillement les yeux vers l’estrade. Comme chaque année depuis cinq ans, elle attend que le Lord impose le silence, qu’il ramène l’attention à lui – ce qu’il ne manquera pas de faire. Sans note, sans hésitation. Il sait ce qu’il dit. Elle espère bien, cinq ans plus tard.

Il salue les nouvelles têtes, comme à son habitude. Rappelle que l’endroit est isolé – ça, il peut le dire. Eilidh n’a jamais été contre l’isolement. On ne peut pas dire que son village natal soit au centre des autres villes. Il évoque les rumeurs, elle roule des yeux. Ce n’est pas comme s’il y en avait des masses. Elles ont surtout été créées pour effrayer les adolescents, les encadrer. Même si, parfois, c’est l’effet inverse qui se produit, les poussant à partir à l’aventure, enivrés par la curiosité. Elle croise les jambes, humidifie ses lèvres patiemment. Identique à l’année passée. Identique à celle d’avant. Depuis le temps, il doit le connaître sur le bout des doigts, ce discours d’entrée. Lord Wentworth n’apparait qu’une fois par an, explique les mêmes choses et disparait, laissant place au directeur du pensionnat.

Elle dessine un sourire sur son visage, les bras toujours croisés. L’année prochaine, elle pensera à prendre sa veste. Elle lisse des plis sur son jeans. Le directeur est tout de suite moins intéressant. Enfin, il l’est parce que cette partie ne la concerne pas. Elle se penche vers son collègue, le professeur d’Histoire, en souriant.

« Chaque année, j’ai l’impression de jouer au jeu des sept différences. »

Elle rigole, ce qui agrandit son sourire d’un cran. Elle cale une  mèche derrière son oreille.

« Cette année, il a dit « isolé » au lieu de « reculé ». »

willkommen, bienvenue

Eilidh cale une boucle rousse derrière son oreille en souriant. Il évoque un carnet qu’ils devraient tenir tous ensemble. Elle imagine déjà les colonnes. « 2013 », « 2014 », ainsi de suite. Elle se dit que ça devrait être pas mal, pour compléter le jeu. Parce qu’à la longue, on en oublie la plupart des différences. Elle se souvenait de « reculé », lui se souvient du mot « histoires ». Elle hausse les épaules.

« Ça ne m’étonnerait même, moi. Il a sans doute pensé au carnet avant nous et je pense qu’il serait inutile de lui offrir un dictionnaire des synonymes pour sa Noël… »

Elle écoute distraitement le directeur d’une oreille. Il rappelle que le port de l’uniforme est obligatoire, parle du respect de soi et des autres, des professeurs comme des élèves. En gros, c’est un récapitulatif du règlement, pour les cancres ayant simulé la lecture. Elle, elle le connait le règlement. Ce même règlement qui ne s’applique pas à elle mais qu’elle aime rappeler à ses élèves, quand l’occasion se présente. Elle lève les yeux vers l’estrade avant de les reposer sur Alek.

« Si Blair était là, elle s’étoufferait d’elle-même avec ses cheveux. « L’intonation, pitié, l’intonatioooon. Même Wall-E serait plus expressif que toi, par pitié ! ». Je l’imagine très bien. Pas toi ? »

Elle se redresse sur sa chaise, étire le cou à la recherche d’une touffe de cheveux bleutée. Elle s’arrête bien vite, estimant que si Blair avait été là, elle l’aurait remarquée depuis longtemps. Par ses cheveux, comme par ses commentaires incessants.

« D’ailleurs, elle est passée où cette charogne ? Elle m’avait dit qu’elle serait là… Tu crois qu’elle a encore séché ? Ça ne m’étonnerait même pas, qu’elle simule un retard de train pour échapper à cette si charmante voix. Par contre, elle va encore perdre au jeu. »

Eilidh étire le cou, une nouvelle fois, pour observer les élèves. Ils sont assis, pour la plupart. Certains sont restés debout, faute de place. Elle reconnait certaines têtes pour les avoir déjà rencontrées l’an dernier. Elle repère son frère, dans la foule, abordant comme à son habitude son air boudeur et sérieux.

« Je n’arrive toujours pas à réaliser que l’année commence… Je serais bien restée en Ecosse plus longtemps. Ça a été toi, l’Islande ? Toujours aussi volcanique et perdue au milieu de l’eau ? »

willkommen, bienvenue

Alek est plus attaché à Blair qu’il ne l’est à elle. Elle se demande vaguement ce à quoi leur relation ressemble. C’est quoi ? Des amis ? Des supers amis ? Des amis mais avec les bénéfices ? Encore plus que ça, si ça se trouve. Elle passe une main dans ses cheveux, démet ses boucles rousses, ignorant désormais tout à fait la voix monocorde du directeur. S’il mettait un peu plus d’expression, un peu plus de petites feintes, il pourrait être carrément intéressant. Elle avait un directeur comme ça, un blagueur. Elle se souvient qu’ils l’écoutaient tous – sinon, on se ramassait la feinte dans la figure et ça durait tout le long de l’année. C’est vrai. Le retard de train, c’était l’excuse de l’année dernière. Alors cette fois, c’était quoi ? Réaménagement de son matériel ? Préparatifs de dernière minute pour ses premiers ateliers. Ou alors, elle avait juste oublié l’heure, planquée derrière un épisode d’une nouvelle série. Elle n’a pas encore vu Blair. Et ça, ça lui semble bizarre.

« Vrai ? Alors, je te tannerai jusqu’au moment où je les aurai vues. Je n’ai jamais vu d’aurores boréales – enfin, dans Frère des Ours mais ça n’a rien à voir. »

Elle, elle a vu son père pendant ses semaines de permission. Elle a devisé gaiement avec lui, il l’a carrément agacée avec ses interrogatoires à deux balles sur sa vie. Sur les hommes. Sur son boulot. Sur toutes ces choses que son père pense avoir besoin de savoir.

« Moi je suis retournée à Édimbourg pour revoir mes copains de fac. Et je me suis empiffrée de caramel, à Kyle of Lochalsh, ceux que ma mère fait dans son arrière-boutique. J’ai ramené des boîtes, elle a promis de m’en renvoyer dans pas longtemps. Et j’ai des photos, aussi. De la mer, Édimbourg, des prés. Bla, bla, bla.  »

Elle hausse les épaules.

« Je n’ai pas été ailleurs qu’en Ecosse. Je suis restée en famille, j’ai revu mon père. J’ai dévoré des tonnes de livres – d’ailleurs, les élèves devraient commencer à se préparer à souffrir parce que j’ai trouvé de véritables bijoux tout à fait à leur portée. Je suis sur le point de leur faire bouffer de l’amour sous toutes ses formes, là. »

Elle sourit, hausse une nouvelle fois les épaules. Elle ne leur fera pas lire les Cinquante Nuances. Ce serait trop facile et, admettons-le, les bouquins ne sont pas si bons que ça. Elle ramène son attention à la scène mais la perd aussitôt, préférant tourner la tête une nouvelle fois. Mais pas vers Alek – même si c’est ce qu’elle avait dans l’idée au départ. Elle regarde l’homme à sa droite. Il est nouveau, elle ne le reconnait pas. Des cheveux bruns, ondulés. Un air sérieux sur le visage. Sans doute nage-t-il dans ses pensées – ce qu’elle ferait si elle ne connaissait personne. Elle penche sa tête sur son épaule, s’arme d’un sourire.

« Bonjour ! Vous êtes nouveau ? »

Nouveau ou pas, il a l’air d’avoir compris que le discours du directeur, ce n’était rien d’important.

willkommen, bienvenue

C’était comme se prendre un coup dans la mâchoire. Dans les dents. D’un geste sec, une grosse baffe dans la tronche. C’était froid. Carrément glacial, d’ailleurs. Son sourire perdit son intensité, le temps d’une seconde avant de revenir à la charge. Si ça se trouve, c’est juste un masque derrière lequel l’homme se cache parce qu’il ne connait personne d’autre ici. Il l’avait affirmé, qu’il était nouveau.

« Ce n’est pas mon cas. Je suis ici depuis le début de l’aventure Wentworth. Ça fait cinq ans que j’entends ce même discours avec cette même voix monocorde. »

Elle pouffe discrètement, portant le dos de sa main à ses lèvres. Cinq ans, ça fait long, quand même. Elle a vu des élèves défiler. Des élèves réussir, des élèves échouer et recommencer. Elle imagine qu’ils sont à l’université maintenant. Ou dans une haute école. Certains travaillent peut-être. Ce n’est pas comme s’ils lui envoyaient des lettres pour lui raconter ce qu’ils faisaient. Il s’appelle Leslie. Leslie Vaughan, futur professeur de biologie. Il lui tend sa main. Une main gantée qu’elle saisit en souriant.

« Eilidh Ogilvy. Je suis la professeur d’Anglais en troisième année. Et dans une classe de deuxième aussi. Après, vous dire laquelle… »

Elle hausse les épaules en quittant sa main. Elle tourne la tête vers Alek qui s’est apparemment replongé dans le discours du directeur qui, d’après le point qu’il vient d’aborder, touche à sa fin. A force, elle finit par se repérer aux mots. Le discours n'est pas plus intéressant qu'au début. Toujours aussi monotone. Il faudra que quelqu'un se décide à lui dire que ça ne va pas. Blair pourrait le faire. Elle pourrait même lui donner des cours. Encore faudrait-il qu'elle assiste au discours de bienvenue. Elle regarde Leslie.

« Vous avez déjà eu l’occasion de visiter l’école ? »

willkommen, bienvenue

Elle répond au signe d’Alek par un sourire. Il va voir quelqu’un, d’accord. Elle étire un peu le cou en replaçant correctement des boucles rousses. C’est une élève, une blonde avec un air d’ennui extrême peint sur le visage. Elle reporte son attention sur Leslie. Elle se rend bien compte de la hauteur de la discussion et des questions qu’elle pose. C’est carrément nul. Mais Leslie n’est pas Alek. Ce n’est pas comme si elle pouvait lui raconter ses vacances à Kyle of Lochalsh. Pas comme si elle pouvait parler du soi-disant jeu entre les professeurs avec lui. Si elle avait été Blair, elle aurait raconté des anecdotes sur tout le monde en pouffant discrètement – mais pas tellement – dans sa main. Sauf qu’elle n’était pas Blair.

Une voix se glisse alors dans la conversation. Pas une voix de professeur. Pas une voix d’adulte. Une voix d’adolescente. Une voix de gamine, pleine d’indiscrétion. Elle parle d’une vue, d’une chambre. La vue de la chambre de qui ? Elle tourne la tête pour regarder l’indiscrète, la mêle-tout. C’est une jeune fille qui ne savait sans doute pas quelle couleur choisir pour sa coloration puisque ses cheveux sont dorénavant arc-en-ciel. Crise identitaire ? Génération Twee ? Leslie lui répond sur un ton glacial qu’effectivement, du quatrième étage, les vues sont superbes. Il lui répond ensuite que les laboratoires ne sont pas encore accessibles. Elle lui sourit, encore abasourdie par l’audace de l’élève. Elle observe le carnet qu’elle tient ouvert sur ses genoux. Elle fronce les sourcils. Gaélique écossais. Ce que les vieux parlent chez elle – les vieux et les jeunes, aussi – dans les Highlands. Ce qui lui faciliterait la lecture, ce serait d’avoir le cahier sous les yeux. Elle tend sa main dans la direction du cahier.

« Qu’est-ce que c’est ? Donne-moi ça. »

Et sans demander son reste, elle s’empare du carnet pour parcourir rapidement les lignes. Ce qui s’étale sous ses yeux, dans la langue de sa région, c’est ce qu’elle a raconté avec Alek. Tout ce qu’elle a raconté à Alek et tout ce que lui, il lui a dit.

« … C’est une… »

Elle referme le cahier d'un coup sec et se lève, intimant à cette élève qu’elle ne connait ni d’Adam ni d’Eve de la suivre. Elles ont une discussion à avoir. Peut-être même une retenue à donner. Elle verrait les explications qu’elle recevra. Avant de partir, elle se retourne vers Leslie.

« Si vous avez le moindre problème, vous pouvez vous adresser à moi. Je ferai de mon mieux pour vous renseigner. »

Elle sourit avant de s’éloigner, emboîtant le pas à l’adolescente, mademoiselle « je-pense-qu’écrire-ce-que-les-gens-se-disent-c’est-hyper-cool ».