as long as you love me

Elle repousse ses cheveux bleus vers l’arrière de sa tête en soupirant. C’est effroyable. Effroyable. En deux mois, elle avait réussi à oublier à quel point c’était exténuant – et dangereux – de se promener avec autant de sacs. Ce n’était quand même pas possible de ne pas penser aux élèves – et aux professeurs ! – à ce point, en les faisant marcher. Chaque partie de son corps la tiraillait. De ses fesses à ses chevilles, de ses chevilles à ses deux gros orteils. Même son épaule voulait rompre avec elle ! Son sac bandoulière beige, garni de motifs d’éléphants roses, tapait dans son dos depuis le début du chemin. Sa valise avait rencontré tous les cailloux des parages, ses pieds aussi, d’ailleurs. Comment faisait-elle pour oublier le terrain qu’elle arpentait depuis cinq ans déjà ? Et maintenant, comment ferait-elle pour monter ses bagages jusqu’au quatrième étage, sans ascenseur, par la seule force ses escaliers ? Elle devrait proposer une réforme. Placer les enseignants au premier étage et non au quatrième. Comme si les élèves ne pouvaient pas grimper un étage en plus, sur leurs jeunes jambes ! Et c’était eux, les « vieux », qui devaient se taper les quatre étages. Fichtre, elle allait mourir.

Elle regarde autour d’elle, à la recherche d’un brave jeune homme pour l’aider – enfin, si on veut – à monter tout ça, ne serait-ce que jusqu’au troisième. Personne. Evidemment, à quoi s’attendait-elle à sept heures du matin. Déjà, pourquoi avait-elle pris le train si tôt ? Elle aurait pu dormir plus longtemps à Leicestrer. Puis, si elle ratait la cérémonie d’accueil… Elle soupire. Allez, Blaireau. C’est bon pour les fessiers. Au premier étage, elle se souvient du pourquoi. Pourquoi a-t-elle pris le train si tôt. Elle sait. C’est pour lui. Pour le type qui dort encore au quatrième étage. Alors, elle accélère. Du nerf, Llewellyn. Pense à tes fesses. Pense au prix de tes efforts. Ce type qui n’attend que toi dans un lit. Et ça, c’est carrément excitant. Au troisième, elle reprend ses esprits, les genoux en coton. Oh, Dieu. Elle va mourir. Son cœur va exploser dans sa poitrine et jamais elle ne mettra son plan à exécution. Elle reprend sa lente ascension. Une qu’une série de marches avant d’atteindre son couloir. Quelques pas avant de retrouver sa chambre. Quelques minutes avant de tout abandonner dans sa chambre, avant d’abandonner sa veste en jeans bleu pâle, ses Converses bleu ciel au pied de son lit. Et elle le fait. Une fois au sommet, elle ne prend même pas la peine de regarder sa chambre, quittée il y a de ça deux mois. Elle abandonne tout, ferme la porte de sa chambre en douceur avant d’arpenter le couloir, à pas de loup, un sourire narquois sur les lèvres.

Elle pousse la porte, s’attend à trouver une résistance mais non. Rien. Elle entre et referme la porte sans bruit. Elle attrape les pans de son pull blanc pour le passer au-dessus de sa tête, laissant apparaître un top sans manche. Et elle sautille jusqu’au lit, prend son élan avant de sauter sur la masse endormie.

« Oh mon bééééébééééé ! Comment tu m’as trop manqué, petit cœur ! Trop, trop, trop, trop, troooooooop manqué ! Les mails, c’est pas assez ! C’est même carrément nul ! »

Elle arrache la couette de son visage et plante une série de baisers bruyants sur sa joue. Pour le plaisir de le réveiller de si bon matin. Allons bon, il est déjà huit heures.

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Elle avait tout envisagé. Tout. Elle avait envisagé les grognements, les insultes dans une langue carrément inconnue – inconnue mais, sans se mentir, elle se faisait une représentation assez concrète de ses paroles. Elle avait prévu qu’il allait remuer dans tous les sens, essayer de récupérer sa couverture. Elle aurait presque envie de mordiller le lobe de son oreille. Uniquement dans le but de l’énerver, jamais dans celui de l’exciter. C’est bon, elle avait des limites. Elle savait avec qui elle ne coucherait jamais. Alek en faisait partie. Jamais dans le même lit – ou alors, jamais dans ce cadre-là. Blair n’était pas une bête sauvage. Blair savait se maintenir.

« Mais quel ours tu es ! Même pas heureux à l’idée de revoir ta meilleure amie ! Tu me donnes presque envie de pleurer, là. Dire que j’ai subi les affres du voyage, l’adolescent qui écoutait sa musique trop fort – musique carrément nulle, d’ailleurs. Et toi – toi ! – tu ne me salues mêmes pas. Au lieu de quoi, tu- »

Elle se prend un oreiller chaud dans la gueule. Chaud, inondé de l’odeur du professeur d’Histoire. Elle serait prête à lâcher un commentaire étrange, un roucoulement glauque mais il n’est pas assez réveillé pour que ce soit marrant. Elle aurait envie de commenter son odeur, de la qualifier d’une ribambelle d’adjectifs qui ferait rougir les chastes. Mais elle n’en fait rien. Elle envoie l’oreiller à l’autre bout de la chambre. Pas de baiser, pas d’oreiller. Dans ta gueule, Stefànson. Dans un « pof » moelleux, l’oreiller atterrit sur le sol. Elle ricane.

« Allez, quoi ! Dis-moi bonjour, au moment ! Je viens de me taper deux heures et demies de train, j’ai traversé la lande, j’ai failli m’étaler cinq fois – et toi, t’as raté ça. Ensuite, j’ai gravi les marches de l’Enfer – sérieusement, je demande un ascenseur. J’ai tout abandonné dans ma chambre et maintenant, je suis là ! Fais-moi un bisou, Stefànson. »

Elle repousse de longues mèches bleues vers l’arrière de son crâne. Le coup d’oreiller l’a décoiffée, en plus d’électriser ses cheveux. Elle attend une réaction. Pas de geste, pas de lèvres tendues. Elle soupire, repasse une main dans ses cheveux. Cheveux qu’elle finit par attacher en une queue de cheval approximative.

« Très bien. Très bien ! Puisque me saluer ne fait pas partie de tes préoccupations du moment… Fais-moi une place à côté de toi. Je me suis levée avec les poules ce matin pour arriver suffisamment tôt à Wentworth. Je veux dormir. »

Elle envoie bouler ses chaussures de toile sous le lit ainsi que ses chaussettes. Elle tire sur la couette et se glisse sous la masse chauffée par une nuit de sommeil. Oh mon Dieu. C’est divin. Elle en ronronne.

« Oh bon dieu, ce bonheur ultime… Ultiiiiiime. C’est comme regarder de la neige par la fenêtre de sa chambre en étant roulée sous sa couette. »

Puis, une idée. Une idée, un sourire. Elle décale ses pieds dans le lit et les colle à ceux d’Alek. Elle a les pieds froids. Elle a toujours les pieds froids.

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Blair roule sur le matelas. Roule et tombe. Elle s’écrase pitoyablement sur le sol, dans une masse informe de vêtements, de chair et de mèches bleues. Elle a perdu son élastique dans le lit d’Alek, avant de tomber. Quelle connerie. Comme si elle avait un élastique pour chaque jour de l’année dans sa valise. C’est à peine si elle en avait un pour chaque mois ! Elle repousse ses cheveux en se relevant, jurant en gallois. Elle s’attendait à un gris de mauviette, de nouveaux grognements. Elle s’était fait mal en tombant sur le sol. Au gros orteil, celui qui avait frappé méchamment sur le sol. Tant que l’ongle n’était pas cassé, elle survivrait. Elle se relève, replace correctement ses vêtements et lève les yeux vers Alek. Mais quel ours il fait ! Tout un cinéma pour un bonjour. Elle gonfle les joues, les dégonfle en se souvenant que son frère Bradwr la trouvait grosse quand elle faisait cette tête.

Bien sûr, que c’est trop lui demander. Elle aussi, elle a eu un long trajet. Elle non plus, elle n’a pas dormi de la nuit. Allez, six heures. Elle n’a pas dormi six heures. Elle aurait pu dormir dans l’avion si la personne à côté d’elle avait fermé sa gueule et n’avait pas appelé l’hôtesse toutes les cinq secondes pour commander un jus de pomme – bio, le jus de pomme – ou alors pour paniquer dès la moindre secousse. Si encore elle avait eu le hublot – que dalle ! Ce qui obligeait l’hôtesse à passer et repasser devant elle. Blair, elle avait hérité de la place avec vue sur le petit couple qui s’était léché durant une bonne partie du vol. Ecœurant. Elle avait passé la nuit à Leicester, dans une chambre d’hôtel proche d’un bébé insomniaque. Elle avait eu le temps de regarder toutes les chaînes à la télévision, avait essayé de compléter une grille de mots croisés pour finalement regarder les tâches sur le plafond. Deux heures et demies à côté d’un adolescent, un casque vissé sur les oreilles, qui avait fait profiter le wagon de sa musique dévastatrice. Il n’est pas le seul à avoir mal dormi. Elle, elle n’a pas dormi du tout. Elle a camouflé ses cernes sous des couches de maquillage.

Elle plonge ses mains dans ses poches arrières. D’accord, elle a bien compris qu’il était de mauvaise humeur. Et qu’elle était chiante, aussi. Elle soupire, hausse les épaules. Elle arrête de se battre – qu’est-ce qu’elle pourrait encore faire ? Elle a parfaitement conscience, en elle-même, d’y avoir été un peu fort. Alors, elle fait ce qu’il dit, elle dégage. Les mains dans les poches, sans récupérer les affaires qu’elle a réussi à abandonner dans son espace, la tête haute. Elle aurait presque envie de lui lancer une phrase comme « On t’a déjà dit que tu étais particulièrement sexy en colère ? » mais elle se tait. Elle risque sa peau, là. Elle agite la main dans sa direction avant de fermer la porte derrière elle en la claquant.

Elle gonfle ses joues – au fond, elle peut se permettre de se sentir moche – et retourne dans sa tanière. En retournant au Pays de Galles, elle a tout emporté avec elle. Maintenant, elle doit tout déballer. Elle a laissé la porte ouverte, jette sa valise sur son lit. Elle n’a même pas envie de la défaire. Elle s’avance en train les pieds sur le plancher et ouvre son armoire en grognant en gallois. Il ne veut pas la voir ? Il est mal réveillé ? Très bien. Très bien ! Qu’il retourne dans son lit s’il le préfère sa compagnie à la sienne. Elle trouvera bien des trucs à faire. Elle a une liste de pièces à regarder, des œuvres à choisir. Elle pourra facilement se remettre au travail, planquée sur son lit, des écouteurs dans les oreilles.

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Elle n’a rien trouvé de mieux à faire. La voilà réduite à faire des allers et des retours entre son lit où se situe sa valise bleue en plastique ainsi que plusieurs sacs de voyage – à se demander comment elle a fait pour ramener tout ça de la gare au manoir – et à sa garde-robe et sa commode. La commode, c’est pour les sous-vêtements, les chaussettes, les bas. Quelques t-shirts aussi et ses pyjamas. Et la garde-robe, pour les robes, les jupes, les chemises et chemisiers ainsi que les pantalons. Une avalanche de bleu. Après tout, elle ne porte presque que ça. Parfois, il y a du rose et du blanc. Mais la tendance générale reste le bleu. Elle pourrait presque faire de la concurrence à ce Monsieur Grey que les adolescentes s’arrachent en piaillant. Comme si elles savaient ce que c’était…

Elle repousse une mèche derrière son oreille en transvasant une pile de t-shirts. Elle devrait peut-être s’acheter une armoire pour ses chaussures. Et un sac plus grand, aussi... Elle se demandera toujours comment elle a fait pour tout mettre dans son sac en cuir bleu… Bonne question. Elle pourrait éventuellement installer des barres sur le mur, pour y accrochant ses paires de talons. Aussi, quelle idée d’avoir autant de chaussures… C’est bien une femme, ça. Une vraie. Une qui pense que la vie, c’est comme dans Sex and the City. Des vêtements, du fric, des chaussures. Assez de notoriété pour assister à la Fashion Week. Elle entend une voix derrière elle – celle d’Alek, d’office. Il lui dit bonjour en Islandais, elle a appris à reconnaître certains mots. Bonjour, merci, au revoir. La base de toute langue se respectant. Elle marmonne un truc en Gallois. Bore da, bonjour. Elle se retourne trop tard pour réceptionner l’élastique qui s’écrase pitoyablement sur le sol. Elle le regarde, un sentiment d’ennui profond sur le visage avant d’éclater de rire. Si elle se retenait au début, elle ne s’en sent plus capable désormais. Elle rigole en voyant l’élastique et en se disant qu’elle aurait pu l’attraper. Elle repose les sous-vêtements qu’elle venait de saisir dans sa valise sur le lit et observe Alek, son sourire comme unique vestige de sa crise de rire.

« Oh, Alek. On ne peut pas commencer l’année comme ça… D’accord. L’année prochaine, j’attendrai que dix heures sonne. Je m’excuse de t’avoir réveillé si tôt. Mais j’étais comme un chiot surexcité à l’idée de voir son maître rentrer du travail – j’ai regardé La Belle et le Clochard avec Pedr il y a cinq jours… Mais là, franchement, c’est trop nul… »

Elle sautille jusqu’à Alek, s’arrêtant à une distance raisonnable de lui. Elle tend ses bras dans sa direction, la tête penchée sur son épaule. Une petite bouille tristounette en guise d’arme fatale.

« Allez. Fais-moi un câlin. Après, on n’a qu’à se poser comme de grosses loches sur mon lit après avoir viré toutes les valises et on se racontera des conneries. Sinon, j’ai des pièces à regarder… Mais avant tout : le câlin. »

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Si elle ne parvient pas à l’amadouer en parlant de Pedr, c’est qu’elle l’amadouera plus. Peut-être qu’avec la bouffe qu’elle a reçue de sa mère pour le voyage, elle… Non. Autant tout laisser tomber tout de suite et rester là d’où elle vient. Dans sa chambre. Il reviendra quand il en aura envie. Il revient toujours vers elle. Il faudrait qu’elle prépare son nécessaire de toilettes et ses draps de bain, parce qu’elle le connaît, son meilleur ami. Il reviendra avec une tartelette aux fraises, peut-être même un yaourt aux fruits qui finira, sans aucun doute, inévitablement dans ses cheveux bleus. Elle se prendra peut-être même bien deux plusieurs yaourts dans le visage. Une paille en sarbacane. Et elle ne pourra rien dire. Gémir, sans doute. Mais rien dire.

Elle lève les mains à hauteur de son visage, signe qu’elle se rend et le laisse partir. Vider ses malles, aller déjeuner. Elle a des affaires à vider, du bordel à remettre en place. Ses bouquins et les pièces qu’elle rêverait de faire jouer aux troisièmes cette année. Elle voudrait les voir jouer « Peter Pan ». Elle se doute bien qu’ils l’enverront chier. On l’envoie toujours chier quand elle propose « Peter Pan » dans les pièces de fin d’année. Ils préfèrent les vaudevilles, généralement. Un futur mari qui doit se débarrasser d’une maîtresse gênante pour épouser une jeune et belle femme, la plupart du temps riche.

« Je me disais que je les ferai bien jouer « Le Noir te va si bien », cette année. Je peux en occuper quelques-uns avec cette pièce. »

Elle ne sait pas très bien à qui elle parle, ce coup-ci. Alek ne l’écoute sans doute pas. Il est parti, enfermé dans son antre tel un gros ours. Elle attache ses cheveux en un chignon difforme sur le haut de son crâne. Elle vire ses affaires de ses sacs, les dispose aux endroits faits à cet effet. Elle découvre de nouveaux trucs, aussi. Dans ses armoires. Des objets qu’elle a oubliés durant ses deux mois de vacances. Elle déballer le bocal que son copain lui a fait pour leur nouvelle année de séparation et le pousse son lit. Un mot tous les matins, c’est la règle et Blair, sans être patiente, a toujours réussi à s’y tenir. Il ne faudrait pas qu’il cesse de lui organiser ce genre de cadeaux… Elle lit le mot qu’il a scotché sur le couvercle et elle sourit.

« Décidément, c’est toujours aussi mignon... »

Il pourra aller se faire voir pour qu’elle lui dise où elle a caché son paquet d’enveloppes. Sous la pile de pull, dans son armoire à vêtements. Dans sa chambre. S’il n’a toujours rien trouvé en octobre, elle le lui dira. Elle jette un coup d’œil vers son chambranle. Alek n’est plus là mais elle n’a entendu aucune porte claquer. Elle éclaircit sa voix avant d’hausser le ton.

« Tu sais, j’ai été au zoo avec Pedr. On a vu des ours bruns. Genre, gros Grizzli, tu vois le genre ? Bah y en avait un. Un ours à lunettes. Et il avait ta tête. J’ai pris une photo avec moi à côté. Je le développerai, ça te fera un souvenir. Tu pourras même lancer des fléchettes sur cette photo ! »

Puis, elle pouffe.