Le réveil n'avait pas encore sonné, Gregory Hunter était déjà debout à 5h30. Il avait déjà prévu qu'il se lèverait bien avant que son réveil ne sonne et au fond, cela ne le dérangeait pas du tout. Son horloge biologique était parfaite, c'était l'idée qu'il se faisait alors qu'il quittait son pyjama couleur saumon avant de prendre une douche.

Revenu dans la chambre, il enfila sa tenue habituelle. Un pantalon bordeaux, une chemise blanche à jabot et un gilet noir. Il mit ses lunettes bien qu'il n'en avait besoin que pour lire en principe. Il les appréciait quand même; il devait bien avouer qu'elles lui allaient bien même s'il se souciait peu de ce que disait la gent féminine en général.
Au petit déjeuner, il prit un café très noir avec des œufs et du bacon, cela allait le réveiller comme il faut. Il sortit finalement après avoir enfilé son long manteau bordeaux. Il avait cours avec les 1B et les 3C ce matin, les présentations seraient rapides et il allait les mettre au travail dès la première séance. Il ne fallait pas perdre de temps s'il voulait finir son programme.


Après ces deux cours, Gregory sortit serein après ses élèves. Il ferma la porte de la salle à clé et se dirigea d'un pas tranquille et lent vers la salle des professeurs. Sa valisette noire à la main, il se faufilait entre les élèves et jetait un regard noir à ceux qui avaient la mauvaise idée de le bousculer dans les couloirs. Il n'avait pas très envie de sanctionner dès le premier jour. D'après une règle ancestrale, cela ne se faisait pas sauf si c'est une nécessité. Gregory remonta ses lunettes d'un mouvement de sa main libre et il finit par arriver devant la salle des professeurs.

Une fois entré sans encombre, il déposa sa valisette dans un coin après en avoir extrait un petit livre à la reliure abîmée. Il se dirigea vers la machine à café et se servit un thé vert avant de rejoindre la table et d'ouvrir la première page du livre usé.

Sophocle ~ Oedipe Roi

Il était 10h quand il commença sa lecture et c'est dix minutes plus tard qu'il fut perturbé par un de ces vacarmes incroyables. Hunter remit le marque-pages à sa place et profita de cette pause inopinée pour terminer le thé qui commençait à refroidir. Il se retourna et remarqua...un prof ? Ce ne pouvait être que ça mais son allure était si étonnante que Gregory avait encore du mal à y croire.

L'inconnu se vautra par terre...Cela ne semblait pas vraiment être la première fois de la journée. On remarquait ce genre de choses quand on était un peu observateur. Hunter se leva et par courtoisie, tendit la main à l'homme qui était tombé à terre. Il avait certes l'air étrange mais n'importe quel gentleman se devait de rendre service à son prochain, il l'avait appris à la Public School et l'avait intégré en lui comme un réflexe.

- Besoin d'aide, monsieur ?

Un mince sourire s'esquissa sur le visage du professeur de français. L'accent écossait se remarquait à peine, Hunter l'avait travaillé au point de le rendre presque invisible.
Il se demandait bien ce que ce collègue pouvait enseigner...
Arts plastiques ? Sport ?
Ce devait être quelque-chose de ce goût-la, il ne voyait pas beaucoup d'autres options...

J'ai déjà rencontré des professeurs dans cet établissement, mais jamais je ne leur avais vraiment parlé aussi longuement que cela allait se faire dans quelques minutes. Déjà, cet enseignant me rappelle tout ce que je n'ai jamais réussi à apprécier chez un professeur; autoritaire, sévérité, froideur. Va pour le premier point, avoir de l'autorité et rester ferme sur ses positions est quelque chose d'important lorsque l'on enseigne et que l'on veut se faire respecter. Mais lui...j'ai cette impression que la plaisanterie ne doit pas être son fort; mais au moins il est une personne courtoise de ce que je peux constater puisqu'il m'aide à me relever. Je lui attrape la main doucement et me relève enfin; et je peux également observer qu'il est plus grand que moi de cinq centimètres.
Paie ton complexe ridicule sur la taille.

- Besoin d'aide, monsieur ?

-Andras Law, professeur de philosophie. Enfin si j'arrive à rester en vie jusqu'à la fin de l'année...

Je passe vite fait ma main sur le bleu à mon front, là où auparavant, la pointe de mon propre bureau près de la porte m'a laissé un bel hématome et une petite bosse dissimulée par mes cheveux artificiellement gris.
Je souris à mon interlocuteur et m'assoit.

-Merci beaucoup, monsieur...quelle matière enseignez-vous ?....vous dégagez l'austérité d'un professeur de mathématiques comme le fut mon père il y a longtemps...et adoptez la posture d'un véritable gentleman. Vous me rappelez cet enseignant d'université qui enseigne l'archéologie, véritable amateur de thé et résolveur d'énigmes...Je l'ai déjà rencontré, c'est un être tout à fait charmant et élégant, avec son grand chapeau haut-de-forme noir. Vous dégagez la même élégance.

Je porte le gobelet de thé à mes lèvres et je bois une gorgée avant de regarder à nouveau ce professeur, charismatique et intrigant personnage.

-Mon cher petit papa, étant petit, aimait beaucoup les pommes. C'est pourquoi un jour, en se promenant, quand il en vit dans un pommier, toutes rondes, juteuses et rouges, il voulut en cueillir. Malheureusement, une rivière gelée le séparait de ce pommier. Je me suis toujours demandé comment il a fait à l'époque, et il ne m'a jamais raconté la suite de cette histoire.

Un fin sourire s'afficha sur mon visage et une mèche grise vient me titiller la narine, mais pas assez pour éternuer.

-Mais je pense qu'il n'a jamais conclu son récit car il s'agissait d'une énigme à mon égard. J'ai déjà trouvé la solution; et vous ?

Gregory sourit en dévisageant le professeur bien qu'il ne savait pas comment prendre cette histoire de survie. Une tentative de plaisanterie ? Un fait réel ? Tant pis, il se devait de ne pas trop s'embrouiller le cerveau avec des détails futiles mais une chose était sûre, son collègue était plus qu'atypique.

-Merci beaucoup, monsieur...quelle matière enseignez-vous ?....vous dégagez l'austérité d'un professeur de mathématiques comme le fut mon père il y a longtemps...et adoptez la posture d'un véritable gentleman. Vous me rappelez cet enseignant d'université qui enseigne l'archéologie, véritable amateur de thé et résolveur d'énigmes...Je l'ai déjà rencontré, c'est un être tout à fait charmant et élégant, avec son grand chapeau haut-de-forme noir. Vous dégagez la même élégance.

Gregory changea d'expression pendant quelques secondes, surpris. Il avait toujours haï les maths et en disant cela, ce professeur de philosophie avait touché une corde sensible. Gregory Hunter ne montra rien du fait qu'il était un peu vexé par cette déclaration et répondit.

- J'enseigne le français. Être un gentleman est une qualité nécessaire pour enseigner la vie aux élèves. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut vraiment s'accomplir en tant qu'homme.

Gregory avait machinalement croisé les bras et fixait son interlocuteur avec un regard assuré. Le professeur d'université dont parlait ce professeur ne disait rien à Hunter mais c'était sûrement normal, Gregory avait passé la majorité de sa vie universitaire en Ecosse. Comme tout écossais, Hunter avait une certaine fierté quand à ses origines et même s'il ne parlait jamais du sujet publiquement, il était un fervent défenseur de son indépendance.

-Mon cher petit papa, étant petit, aimait beaucoup les pommes. C'est pourquoi un jour, en se promenant, quand il en vit dans un pommier, toutes rondes, juteuses et rouges, il voulut en cueillir. Malheureusement, une rivière gelée le séparait de ce pommier. Je me suis toujours demandé comment il a fait à l'époque, et il ne m'a jamais raconté la suite de cette histoire.

Hunter changea subitement de posture et fixa le professeur de philosophie droit dans les yeux. S'il n'avait pas été professeur de français, Hunter aurait été professeur de logique si la discipline avait existé.

-Mais je pense qu'il n'a jamais conclu son récit car il s'agissait d'une énigme à mon égard. J'ai déjà trouvé la solution; et vous ?

Dans l'esprit d'Hunter se déroula assez rapidement un cheminement logique assez intéressant. Le pommier est de l'autre côté d'une rivière gelée, il serait facile de l'atteindre si on marchait sur la rivière gelée mais il y avait un problème avec cette énigme. Le postulat de base était erroné. La rivière ne gèle qu'en hiver et tout le monde sait qu'il n'y a pas de pommes en hiver. EUREKA !

Hunter leva les épaules en souriant avant de répondre sur un ton calme.

- Je crains que votre père n'ait vu un mirage. Si la rivière est gelée, je doute qu'un pommier normal puisse donner des pommes. N'était-ce pas en hiver ?

C'était une énigme assez facile mais divertissante quand même. Il ne fallait juste pas chercher à se compliquer, il fallait être logique et savoir si l'énoncé tenait vraiment debout. Ce n'était pas le cas dans cette énigme la.

- Ma fragilité est poussée à l'exagération car un seul mot peut me briser. Dès qu'on m'énonce, je me volatilise et je suis jugé lourd par la majorité. Arriverez-vous à savoir qui je suis ?

- J'enseigne le français. Être un gentleman est une qualité nécessaire pour enseigner la vie aux élèves. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut vraiment s'accomplir en tant qu'homme.

FAIL !
EPIC FAIL !
Ne juge jamais une personne sur son apparence, jeune idiot que tu es ! Hey ! Trente ans et t'as toujours pas pigé ce truc...Andras, Andras...quel abruti tu fais.
Le rouge me monte aux joues, un rouge de gêne et de honte. Oups.

Mais cela passe rapidement.

Je suis content qu'il ait trouvé la bonne réponse. De toute façon, n'est-ce pas une énigme simple ? Bien sûr, j'en connais d'autres qui sont rudement plus complexes. J'acquiesce donc, souriant. Oui, il vient de trouver le fin mot de l'histoire. C'est bien l'hiver dans mon énigme, la rivière est donc gelée et s'il peut accéder au pommier, il ne peut pas cueillir de belles et grosses pommes juteuses; car rien ne pousse en hiver. Théoriquement.
Professeur de français, hum ? J'aurais presque envie de lui poser une autre énigme en rapport avec sa propre matière. Mais voilà qu'il m'en pose une. Eh bien !
Duel d'énigmes ?

- Ma fragilité est poussée à l'exagération car un seul mot peut me briser. Dès qu'on m'énonce, je me volatilise et je suis jugé lourd par la majorité. Arriverez-vous à savoir qui je suis ?

Je souris encore plus car je la connais.

Qui ne la connaîtrait pas ? Elle va de soi.

-Le silence...même si je le juge pesant plus que lourd, mais cela veut dire la même chose n'est-ce pas ?

Je finis mon thé et me lève afin de jeter le gobelet dans la poubelle, avant de revenir me rasseoir.

Je sors un carnet de mon sac; mes notes pour mon cours prochain et les autres à venir, une écriture manuscrite brouillonne. J'ai toujours mal écrit, on dit que j'ai la façon d'écrire d'un médecin; ce qui est assez problématique.
Mais promis, je ferai un petit effort en cours.

Une enveloppe s'échappe de mon sac pour atterrir devant mon collègue. Une enveloppe contenant une lettre dont la papier a été légèrement parfumé avec de la rose. C'est à cela que je reconnais une lettre de ma chère petite Jade Mallory, avec ce doux parfum suave, ou bien n'importe quelle autre odeur de fleurs; des fois je retrouve une pétale de rose ou d'une autre espèce de fleur jointe à l'intérieur du papier qui protège des regards indiscrets, le contenu manuscrit qui m'est destiné. L'enveloppe est ouverte car je l'ai déjà lue, je ne sais plus quand est-ce que je l'ai reçu. Je reçois très souvent de ses nouvelles.

Je me souviens d'un passage de sa lettre. Peut-être celui-ci intéressera t-il mon collègue ?

-Pour me respecter, il faut me donner, mais pour me donner il faut m'avoir.

Hunter sourit à cette remarque. En linguiste parfait, il aimait interroger les mots et étudier les différences de langues. C'est pour cela qu'Hunter était devenu bilingue en maîtrisant le français, langue de leurs voisins d'outre-manche et avait de bonnes connaissances en latin.

- On peut dire effectivement que ce sont des synonymes mais la nuance dans la langue reste intéressante. Que serait la poésie où la littérature sans le choix entre plusieurs mots pour dire la même chose ?

Hunter observa un moment Andras alors qu'il se déplaçait pour jeter son gobelet. Quand Andras revint, Hunter repensa soudainement à quelque-chose qu'il pensait avoir oublié. Un léger détail, une réminiscence qui choisissait ce moment pour resurgir et c'est à ce moment qu'il vit l'enveloppe.
C'est à ce moment que le professeur de philosophie posa son énigme et qu'Hunter dut faire revenir son attention sur ce jeu logique.

- Ne s'agirait-il pas de la parole ?

Gregory semblait vaguement se souvenir de cette énigme et de sa réponse mais cela semblait remonter à ses années d'études. Il avait répondu presque sans réfléchir, comme une chanson que l'on a dans la tête.

- J'ai oublié de me présenter, je m'appelle Gregory Hunter. Votre rentrée s'est bien passé ?

Hunter sourit avant de finir de boire son thé lui aussi, le liquide sucré avait lui aussi un peu refroidi. Comme premier collègue rencontré, Andras Law sortait de l'ordinaire mais Hunter ne le sous-estimait pas. Il y avait quelque-chose d'intéressant dans ce genre de personnages...Assez souvent...

Il répond tandis que je me baisse pour ramasser l'enveloppe. Les volutes du parfum de la rose s'en échappent, venant titiller mes narines. Rien que cette odeur me ramène nostalgiquement dans le passé, sous ce auvent devant la librairie, là où j'ai rencontré pour la première fois ce doux regard et ces cheveux de jais...

"Cher monsieur Law,

J'espère que vous allez bien.

Ici, tout se passe à peu près correctement. J'espère que c'est le cas où vous avez été pris, j'espère également que vos élèves ne seront pas irrespectueux ou méchants avec vous qui savez vous montrer si gentil et adorable quand vous vous y mettez. J'aimerais que plus de personnes vous connaissent comme je vous connais, j'aimerais que vous vous fassiez plus d'amis; alors promettez-moi de vous en faire cette année, d'accord ? Je sais que cela vous est un peu difficile après ce qu'il s'est passé, mais vous devez aller de l'avant, comme vous le dites toujours au lieu de vous enfermer dans vos souvenirs et dans vos livres. Je le sens bien et je le lis dans vos yeux; vous avez du mal à vous détacher de ce qui est arrivé contrairement à ce que vous prétendez. Moi aussi je vais tâcher d'aller de l'avant malgré ce qu'il se passe en ce moment à la maison.

En espérant avoir très vite de vos nouvelles,
Prenez soin de vous et cessez de vous tourmenter,

Jade Mallory

PS: Pour me respecter, il faut me donner, mais pour me donner il faut m'avoir."

- Ne s'agirait-il pas de la parole ?

J'ai pensé exactement la même chose que mon cher collègue. Ah, ma belle et douce petite Jade...tu me manques, tu sais ?

J'acquiesce de la tête en souriant pour lui indiquer qu'il a trouvé la bonne réponse; je devrais écrire bien vite à cette gentille fille pour lui donner la solution de son énigme.

- J'ai oublié de me présenter, je m'appelle Gregory Hunter. Votre rentrée s'est bien passé ?

Je lui tends la main en souriant.

-Enchanté de vous rencontrer cher collègue ! Quant à ma rentrée...je suppose que oui; je suis toujours en vie !

Je me mets à rire doucement.

-Et la vôtre ? Comment s'est-elle déroulée ?

Je prends de quoi écrire et commence à griffonner quelques mots à l'intention de ma chère et tendre Jade Mallory.

Gregory sourit en entendant son collègue rire doucement, ce n'était pas si terrible une journée de rentrée au fond. C'était même plus agréable qu'on le pensait, on se sentait enfin vivant et prêt à transmettre quelque-chose après plusieurs mois de léthargie.

- La mienne s'est plutôt bien passé, les élèves sont intéressants dans cet établissement. Une bonne cohésion de groupe et un sérieux que je n'ai pas souvent vu ailleurs...

Hunter sourit, il rangea le bouquin de Sophocle dans sa sacoche en cuir noir. Il lui restait encore du temps avant les prochains cours, il pouvait encore rester ici à flâner un peu. Il n'avait rien à faire en particulier, encore heureux qu'il avait de la compagnie. Il se serait probablement ennuyé si ça n'avait pas été le cas.

Hunter remarqua que le professeur de philosophie préparait de quoi écrire. Quoi ? Il l'ignorait mais il était impoli de se mêler de l'intimité des autres. Hunter rangea donc l'information dans un coin de sa tête et l'oublia très vite.

- J'ai connu beaucoup de professeurs de philo qui avaient choisi d'enseigner la philosophie comme pour se venger de cette matière qu'ils n'avaient pas aimé durant leur scolarité. Je leur ai toujours trouvé un je ne sais quoi de bizarre et de mesquin. Comment avez-vous eu l'idée d'enseigner cette matière ?

Gregory eut un léger sourire imperceptible.

- Excusez-moi, vous n'êtes pas obligé de répondre si la question vous paraît indiscrète.

- La mienne s'est plutôt bien passée, les élèves sont intéressants dans cet établissement. Une bonne cohésion de groupe et un sérieux que je n'ai pas souvent vu ailleurs...

Je suis d'accord avec lui. J'ai découvert des élèves intéressants, et c'est en jetant un vague coup d'œil à leur petite fiche que je leur ai fait faire qui m'a permis de le comprendre. Chacun d'entre eux a une passion, un rêve, des matières qu'il n'aime pas et d'autres qu'il apprécie mieux. C'est encourageant de voir que certains ont l'air de s'intéresser à la philosophie, comme d'autres semblent avoir un apriori très négatif là-dessus, oui, même pour ce dernier cas, c'est une chose encourageante. Car cela montre qu'ils ont des goûts différents, et donc qu'ils sont intéressants.
J'aime beaucoup les élèves, la jeunesse...cette jeunesse qui me rend nostalgique, me faisant repenser à mes souvenirs heureux d'antan. Leurs sourires, leurs regards, cette timidité caractéristique, cette assurance déterminée chez certains, la lueur d'intelligence qui brille dans leurs yeux, la flamme de la motivation endormie chez quelques uns ou totalement éveillée chez d'autres...

"Ma chère et tendre Jade Mallory..." - commençais-je à écrire.

"Une belle et intéressante semaine m'attend pour cette rentrée. La Wenworth Academy m'a l'air d'être un endroit fort sympathique pour enseigner, le cadre est assez bucolique, c'est calme à souhait et très agréable. Force est de constater la variété des élèves et le fait qu'ils soient tous très intéressants, à en juger par leurs mots sur les petites fiches; il faut savoir lire entre les lignes."

- J'ai connu beaucoup de professeurs de philo qui avaient choisi d'enseigner la philosophie comme pour se venger de cette matière qu'ils n'avaient pas aimé durant leur scolarité. Je leur ai toujours trouvé un je ne sais quoi de bizarre et de mesquin. Comment avez-vous eu l'idée d'enseigner cette matière ?

J'arrêtai d'écrire un instant.

- Excusez-moi, vous n'êtes pas obligé de répondre si la question vous paraît indiscrète.

Je me tournai alors vers lui, sans sourire.

-Mon professeur de philosophie avait des manières fortes irrespectueuses envers ses élèves. Le contenu de ses cours était intéressant, pertinent même ! Mais ses manies étaient mauvaises et inconcevables pour un enseignant ! Il était impoli, toujours en retard sans aucune excuse valable et prétendait être très souvent malade alors qu'il ne l'était pas ! Une fois il avait prétexté être malade au point de ne pas venir en cours de toute la semaine; comme n'importe quel élève lambda j'en fus heureux et j'en avais profité pour rentrer plus tôt chez moi. Et c'est en passant devant le restaurant devant lequel je suis censé passer pour aller prendre le bus que je l'ai vu prendre un pot avec des amis à lui...Comment expliquer mon état d'esprit du moment ? De plus, il n'était en rien pédagogue, il se fichait totalement de si on comprenait ou non sa matière, il traitait tous ceux qui n'arrivaient pas à comprendre d'incapables et de fainéants...bref...J'ai choisi d'enseigner la philosophie pour prendre une petite revanche là-dessus et lui montrer que je serai parfaitement capable d'être un meilleur professeur que lui; quoique dans son cas ce n'est pas bien dur...j'aurais dû viser plus haut. Mais je veux pouvoir éviter à des élèves d'avoir un enseignant semblable à celui que j'ai eu. Et puis...accessoirement la philosophie me passionne...c'était soit cette matière, soit j'enseignais les mathématiques comme mon père...je déteste cela...Euh...les mathématiques, hein...pas mon père !

"Tu vas être satisfaite, j'ai fait la rencontre d'un collègue tout à fait sympathique, bien qu'il me paraisse un peu coincé sur les bords; un gars sérieux me semble t-il. J'espère pouvoir en apprendre plus sur lui et me lier d'amitié avec; il a l'air tellement sympathique."

-A votre tour maintenant...

Gregory Hunter admirait l'honnêteté de son interlocuteur. Il estimait que c'était une raison noble de vouloir surpasser un piètre professeur, Hunter en avait déjà vu des comme ça et n'avait aucun scrupule à les désigner comme de mauvais pédagogues. Seuls les meilleurs et ceux qui ont la volonté d'enseigner pour former une jeunesse sont tolérés par lui. Il n'appréciait que ceux qui remplissaient bien leur rôle et il remplissait bien le sien.
Maintenant, c'était son tour.

- J'ai toujours grandi en fouillant dans la bibliothèque de mon père. Il possédait beaucoup d'ouvrages écrits en français et je m'étais mis en tête de les lire en apprenant cette langue par la même occasion. J'aime beaucoup le français, c'est une langue raffinée et qui, selon moi, porte une certaine mélodie qui se distingue de l'anglais. C'est pour cette raison que j'ai voulu transmettre ma passion.

Gregory se sentait plus ou moins en confiance avec Andras Law, il lui semblait être un homme respectable et probablement doué dans son domaine. On n'enseignait pas à Wentworth dans le cas contraire. C'était une rencontre plaisante pour une première journée. Vu son caractère habituel, Hunter ne s'était pas attendu à se faire une bonne connaissance parmi ses collègues dès le premier jour, cela sortait de l'ordinaire. Lui qui avait dû attendre un an dans son ancien établissement pour se lier d'amitié avec son collègue en français, ça relevait presque de l'extraordinaire du coup de se faire un ami dès le premier jour.

Gregory était toujours assis dans son coin, regardant pensivement le professeur de philosophie. Il rouvrit finalement sa sacoche et sortit les feuilles des élèves sur leur tentative de traduction de l'incipit d'Un amour de Swann. Proust avait posé un peu de difficulté à la plupart d'entre eux mais les élèves avaient souvent contourné les obstacles en reformulant les phrases trop compliquées. Trop de subordonnées les avaient un peu agacé, il le sentait. Il corrigeait en souriant et laissait quelques conseils suivi d'encouragements à continuer dans la recherche. Gregory regarda brièvement l'heure sur son téléphone et continuait ses corrections.

Un mince sourire s'esquissa sur le visage d'Hunter.

- Un élève portant le nom Bergson, c'est amusant comme coïncidence...