Tu as la formule de la strychnine coincée dans la tête, et tu ne sais même pas pourquoi. D’ailleurs, en fait, tu as beaucoup de formules coincées dans la tête. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu les connaissais par cœur, d’autant que la strychnine ne t’a jamais servi, même pas quand tu bossais encore dans ce laboratoire de Glasgow. Et c’est inutile, aussi, d’essayer de te souvenir où tu as pu l’apprendre. A la fac, probablement, en faisant des recherches, ou juste par curiosité tu as eu envie de savoir quelle était la formule brute de la strychnine.

C21H22N2O2.

C’est ça, la formule de la strychnine, et elle est coincée quelque part au niveau de ce que les neuropsychologues appellent la boucle phonologique. Tu te répètes cette formule, là, assis sur un des bancs de la cour on ne peut plus déserte et recouverte de neige, emmitouflé dans ton manteau en laine avec ton écharpe autour du cou et les mains dans les poches. Tu as oublié tes gants dans ta chambre. Bravo. Ta boucle phonologique a dû oublier de fonctionner quand tu t’es dit que ce serait une bonne idée de prendre des gants. Et sinon, la strychnine ? Tu sais qu’elle provoque un arrêt cardiaque. Qu’elle est inscrite au tableau A de la pharmacologie.
C’est comme la digitaline, ou digitoxine. Il faut correctement la doser, sinon l’hôpital peut remplir un certificat de décès. Et la formule, c’est C41H64O13. Encore une de ces formules que tu connais par cœur, sans savoir pourquoi.

Tu frissonnes un peu malgré ton manteau, ton écharpe et ton pull. Il a arrêté de neiger depuis quelques jours, mais il fait toujours aussi froid. Tu te demandes machinalement quel temps il fait, en Ecosse. Il a dû neiger pas mal aussi. Les températures, tu n’en as aucune idée. Tu pourras toujours aller voir ça sur l’ami Google. Et sinon, tu pourras aussi franchir un cap. Composer le numéro de ton ancienne maison et parler avec ton ex-femme. Tes filles. Tu te dis que ce serait pas mal. Mais entre le dire et le faire, il y a encore une magnifique ravine. Tu soupires, ton souffle créé un peu de vapeur blanche. Tout ça parce que les quelques molécules de dioxyde de carbone que tu expires se resserrent et se regroupe entre elles à cause de la température. Peut-être qu’un jour tu te risqueras à sauter au-dessus de cette ravine.
En espérant ne pas t’écraser lamentablement en bas.
Sinon, tu peux toujours appeler Fiona. Tu sais qu’elle répondra, même si tu appelles à trois heures du matin. Mais après, l’appeler pour lui dire quoi ?

« Bonjour, je m’ennuie mortellement dans cet endroit perdu en ce moment, est-ce une bonne idée d’aller me perdre dans la forêt ? »

Tu n’appelles jamais personne parce que tu n’as tout simplement rien à raconter. Tes parents n’ont pas eu de nouvelles de toi depuis la rentrée, mais ils y sont habitués. Tu pourras toujours leur envoyer un message, pour leur dire que tu es toujours en vie.
Tu recales machinalement tes mains au fond des poches de ton manteau, et tu t’adosses au mur derrière-toi, en croisant les chevilles. Qu’est-ce que tu vas bien pouvoir faire de ta journée ? Probablement rien de bien palpitant. Ta vie a cessé d’être palpitante il y a un petit moment, et tu n’as jamais été un grand voyageur, alors tu n’as pas trouvé grand’chose pour lui rendre son éclat d’avant. Si tu t’ennuies vraiment, tu pourras toujours aller recopier le tableau périodique des éléments mis au point par ce très cher Mendeleïev.
Tu le connais presque par cœur, de toute façon, ce tableau.
Et ça ne date pas du collège.

Un nouveau soupir t’échappe. Il y a parfois quelques élèves qui passent, mais sinon, cet endroit est désert. Et c’est justement ce qui te convient. Tu n’es pas obligé de tenir une conversation s’il n’y a personne.