C'est une première fois comme toutes les autres premières fois. Un délicieux mélange de crainte et d'impatience que l'on déguste tout au long du chemin, que l'on prend plaisir à faire durer. L'impatience, oui. Celle de découvrir un monde nouveau, une étape totalement inédite, un chapitre inconnu du livre qu'est notre vie. De savoir quelles tournures de phrases seront nôtres, quels personnages vont nous croiser, quels lieux vont héberger nos peines, nos joies et nos peurs ; l'impatience de bouleverser ses propres habitudes pour faire de notre vie quelque chose que l'on ignore encore.

Ce breuvage est une liqueur douce et forte qu'on a laissé décanter de nombreuses semaines, bien souvent. Et plus on s'approche de la dernière goutte que peut nous offrir l'amphore, plus la boisson est cœurue et haute en saveurs. Alors on n'en profite que plus encore, regardant par la fenêtre du train ces paysages encore inconnus qu'on appellera bientôt « maison ». Cette énergie qui nous anime ne parvient pas à se faire oublier, et bientôt on se retrouve à taper nerveusement du pied, à se ronger la pulpe des doigts faute d'ongles ou encore à se mordre les lèvres pour épuiser cette chaleur presque douloureuse qui nous envahit le cœur. On prie pour que le train accélère et chacune de ces secondes représente à la fois une douleur infinie et une douceur délicieuse que l'on déguste avec joie et crainte.

Quand le train descend, la marche se fait naturellement plus rythmée et nerveuse qu'à l'accoutumée. On enchaîne les pas, on fait rouler derrière soi ses valises en essayant de ne bousculer personne. Les roues des valises dévorent le béton comme le faisait, il y a de cela quelques centaines d'années, une certaine Vanica de Conchita.

Puis d'un coup, on s'arrête sans trop savoir pourquoi.

On tourne lentement la tête derrière soi et on regarde le train qui, déjà, s'éloigne du quai. Le doute nous envahit alors qu'on se rend compte que, cette fois-ci, on ne peut définitivement plus revenir en arrière. « Est-ce que j'ai fait le bon choix ? », « Est-ce que je ne vais pas regretter d'être venue ? » ou encore « Est-ce que ça va me plaire ? ». Ces questions apparaissent les unes après les autres dans son esprit, elles se renvoient les unes autres dans l'espoir d'une réponse qui ne vient décidément pas.  Le doute qui se pose sur le cœur se fait alors de plus en plus lourd, et il est de plus en plus difficile de résister. Le regard reste attaché au train, mastodonte de fer et d'acier, qui s'évanouit progressivement dans la brume sans même nous jeter le moindre regard. C'est tout le symbole de son lien avec son ancienne vie qui s'éloigne de plus en plus vite d'elle, et elle ressent comme une déchirure.

Elle reste là, à attendre de voir le train disparaître définitivement à l'horizon, derrière les arbres, les collines ou les bâtiments. Et de savoir qu'on ne remontera pas dedans avant au moins une année de sa vie qui en comporte si peu.

Et maintenant ?

Cela faisait à présent quelque jour que Wiktoria était arrivée à Wentworth, et elle appréciait le cadre bucolique qui donnait au lycée l'impression d'être intemporel, surtout en cette fin d'été. Il ne faisait pas trop chaud, mais Wiktoria avait troqué ses vêtement habituel contre un short en jean et un débardeur. Le paysage était très beau, ici. Le vent, aujourd'hui, soufflait délicatement ; elle l'avait laissé éclaircir son esprit et chasser ses pensées négatives. Cette marche d'environ trente minute l'avais apaisée. Il n'y avait pas beaucoup de bruit, simplement le fourmillement de la nature : le bruissement de feuilles d'arbres, les cris des oiseaux, le doux murmure d'un ruisseau non loin... Elle avait même aperçu un écureuil en longeant la forêt. Elle songeait qu'il devait être très agréable de faire de l'équitation ici ; elle se demanda s'il y avait des écuries au village. Elle irait vérifier un de ses jours, voir peut être tout à l'heure si elle avait le temps. Voilà tout ce à quoi elle pensait pendant son chemin vers la gare.

En effet, elle avait du retourner là-bas car suite à problème, une des valises qu'elle avait posé à la bagagerie avait eut un peu de retard par rapport aux autres. Heureusement elle ne contenait rien de tres important pour le moment - c'était ses affaires scolaires, et comme les cours n'avaient pas encore commencés... Comme elle n'était pas du genre paresseuse, elle était allé la chercher le jour même où elle avait appris qu'elle était arrivée.

La récupération se passa sans incident. C'était à présent presque seize heures trentes, et elle décida de retourner à l'internat, afin d'y arriver pour l'heure du thé.

Un train venait d'arriver et tout en marchant le long du quai, Wiktoria avait regarder les gens aller et venir. À présent qu'elle avait récupérer sa valise, la gare s'était vidée. Néanmoins, elle aperçut une jeune fille debout sur le quai, les bras ballant. Celle-ci ne semblait pas savoir quoi faire, aussi la jeune aristocrate s'approcha d'elle et lui demanda d'une voix calme, avec un anglais impeccable :

-Auriez-vous besoin d'aide, mademoiselle ?

En prononçant ses mots, elle avait adressé un sourire qui se voulait rassurant à la jeune fille. Elle ne souhaitais pas lui faire peur, surtout si elle étais elle aussi une élève du lycée Wentworth. Même s'il était aussi parfaitement possible qu'elle ait simplement de la famille au village, Wiktoria espérait sincèrement pouvoir l'aider. Elle avait l'air gentille et sympathique.

« Auriez-vous besoin d'aide, mademoiselle ? »

Tout d'abord, pas de réactions. Ambre restait scotchée devant les rails. Elle n'attendait personne, il y avait donc peu de chances qu'on s'adresse à elle, non ? Ou bien peut-être n'avait-elle qu'à moitié écouté. Ses yeux s'étaient posés sur les longs rails de fer et suivaient lentement leur longue course vers ce point, au loin, qui les faisait disparaître comme avait disparu l'immense et glacial cheval de fer.
Puis elle se rendit compte que l'origine de la voix, une femme un peu plus vielle qu'elle, n'avait semble-t-il reçu aucune réponse. Elle tourna lentement la tête, curieuse, et se rendit compte qu'une femme l'observait.

C'était une femme un peu plus grande qu'elle, avec une carrure bien plus féminine que celle qu'elle pouvait avoir. Ses cheveux roux, coiffés de manière légèrement masculine, étaient tirés vers l'arrière de la tête. Son visage, illuminé par deux yeux bleus, dégageait une aura paisible qui surpris la jeune automnale au premier abord. Ambre fit descendre son regard tout d'abord sur le débardeur qui mettait en valeur ses formes. Un short bleu, en jean, laissait apparaître ses jambes malgré la fraîcheur relative de l'endroit. Ambre sentit ses joues rosir : contrairement à elle qui avait tendance à se faire oublier, cette femme semblait imposer naturellement sa présence.

Ambre se tourna complètement en ramenant ses valises devant elle. Elle joignit les mains devant elle, un peu intimidée par l'aura de son interlocutrice qui, semblait-il, avait plus confiance en elle que la jeune fille aux cheveux d'automne. Elle chercha à s'exprimer, mais balbutia et devint complètement rouge. Elle se toucha la joue de la main droite, tentant de reprendre une couleur normale et inspira profondément. Décidément, engager la conversation n'allait peut-être pas être aussi facile qu'elle avait pu le penser jusqu'alors.

Cette fille ressemblait à un chevalier des temps modernes, avec cependant l'avantage d'être une femme. Elle semblait parler un anglais très soutenu et bien plus juste que celui qu'Ambre pouvait formuler, avec son accent francophone. C'était assez intimidant.

Ambre n'arrivait pas à détacher son regard de cette fille. C'était assez étrange, mais elle l'intimidait et l'attirait à la fois. Creaindre et admirer, deux émotions très différentes qui se mélangeaient de manière plus étrange encore pour former un tout qui coinçait la petite suissesse dans un silence qui commençait à se faire embarrassant. En effet, cela faisait bientôt une minute que son interlocutrice lui avait adressé la parole et elle n'avait pas répondu.

Elle laissa couler un rire qui lui permit de se débarrasser de ce stress qui s'était accumulé jusqu'alors, puis reposa son regard sur son interlocutrice et lui fit un grand sourire.

« Je... Euh... Oui, avec plaisir ! Merci, c'est vraiment très sympa à vous ! »

La jeune fille ne répondit pas tout de suite. À vrai dire, au début, elle ne réagis même pas. Peut être n'avait-elle pas entendu, ou tout simplement pensait-elle que Wiktoria ne s'adressait pas à elle. La jeune aristocrate s'apprêtais légèrement insister, quand la jeune fille finit par tourner la tête. Après un instant d'hésitation, elle se tourna complètement vers Wiktoria, encombrée par ses valises, et se mit à l'observer de haut en bas, les joues un peu roses. Finalement, sans cesser de la regarder, elle sembla sur le point de dire quelque chose mais les mots restèrent apparemment coincés dans sa gorge. Elle rougit un peu plus, puis laissa s'échapper un petit rire nerveux avant d'enfin prendre la parole :

"-Je... Euh... Oui, avec plaisir ! Merci, c'est vraiment très sympa à vous !"

Wiktoria lui adressa un sourire rassurant et amical ; elle avait l'air très timide et elle ne voulait pas l'effrayer. Cette jeune fille était très mignonne et il aurait été dommage de partir du mauvais pieds avec elle.

"-Ce n'est rien, ne t'en fais pas. Tu es une élève du lycée Wentworth ? Comment t'appelles-tu ? Je suis Wiktoria Kozlowska, une troisième année."

La jeune femme espérait que, peut-être, la jeune fille serait un peu moins apeurée si elle connaissait son identité. Elle rajouta d'ailleurs tout de suite après ses premières phrases :

"-Il est vrai que je vous ai accosté très soudainement, cela semble vous avoir effrayé. Je m'en excuse."

Wiktoria désirait vraiment avoir réussi à tranquilliser la jeune fille. Alors, elle attendis sans se départir de son sourire apaisant que celle-ci lui réponde. En attendant, elle entreprit de l'observer en détail, tachant tout de même de le faire avec discrétion pour ne pas paraître trop insistante.
Elle paraissait jeune, et ses cheveux châtain, au reflet roux, un peu en bataille mettait en valeur son  visage sans pour autant la rendre plus mature. Elle avait de grands yeux bleus et innocent, et elle étais plus petite que Wiktoria... d'au moins dix centimètres. Il est vrai que Wiktoria était grande, mais leur différence de taille était flagrante malgré les deux années maximum qui les séparaient. Wiktoria la trouvait vraiment mignonne. Mais elle devait garder ses distances tant qu'elle ne la connaissait pas vraiment... Elle ne voulait pas qu'une histoire comme celle avec Alanna recommence.